Ecrire l’extrême, sous la direction de Pierre Bayard – Revue Europe, n°926-927, juin-juillet 2006

En quoi les œuvres liées aux crimes de masse déplacent-elles les catégories esthétiques existantes ou conduisent-elles à remettre en cause certaines représentations de l’art ? C’est à ces questions qu’ont tenté de répondre les participants de ce numéro d’Europe à partir d’exemples empruntés à différentes pratiques artistiques et à différentes périodes de l’Histoire.Une première particularité de ces œuvres tient à la place qu’y occupe fréquemment le témoignage. Tout témoignage ne fait pas œuvre, mais la parole du survivant ou du témoin est d’un tel poids symbolique qu’elle s’impose d’elle-même et tend à réaménager, dans les œuvres où elle figure, l’ensemble de l’espace esthétique. Tout se passe dès lors comme si la limite entre témoignage et fiction s’en trouvait modifiée. Mais cette limite n’est pas la seule à s’estomper. L’ensemble de la séparation entre les genres, voire entre les arts, se trouve questionné, comme si, aucune des formes connues n’étant propice à l’expression de l’extrême, seules les œuvres qui les mettent en crise ou parviennent à en inventer de nouvelles, avaient une chance d’exprimer ce qui ne peut se dire. La question de l’irreprésentable prend ici une sorte d’évidence absolue, et pour ainsi dire éthique, l’irreprésentable cessant d’être la limite de la création pour en devenir le centre ou l’objet. Mais c’est aussi l’ensemble de la réflexion sur la littérature et l’art qui est interrogé par ces œuvres. Que l’on ait continué à créer après Auschwitz n’empêche pas la Shoah de travailler sourdement toute possibilité d’invention en renvoyant l’espace esthétique à la menace de sa vacuité. Et les grandes exterminations de la fin du XXe siècle n’ont pas contribué à rendre plus serein l’espace de la création.

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