1915 Le génocide arménien, Hasan Cemal, Les prairies ordinaires, 2015 (2012 pour l’édition originale, traduction de Pierre Pandelé).
Rien ne prédisposait à l’évidence Hasan Cemal à défendre la mémoire des Arméniens, à commencer par sa nationalité turque. Si un nombre croissant d’intellectuels de ce pays reconnaissent aujourd’hui la réalité du génocide, ils restent minoritaires dans un Etat qui s’est construit sur le négationnisme.
Et Cemal y était d’autant moins préparé qu’il n’est pas seulement turc, mais aussi le petit-fils de l’un des organisateurs du génocide, Djemal Pacha, membre du trio de généraux jeunes-Turcs – avec Enver Pacha et Talaat Pacha – qui s’empara du pouvoir à la veille de la Première Guerre mondiale et planifia le génocide. Djemal Pacha, assassiné en 1922 par un commando arménien, paya cette responsabilité de sa vie.
Elevé dans un pays et dans une famille où le génocide est soumis à un processus minutieux d’effacement, Hasan Cemal en vient donc naturellement à en nier l’existence sans se poser de questions : « La manière dont ma famille percevait les événements de 1915 était en définitive parfaitement conforme au credo républicain en vigueur. L’école nous enseignait alors que la déportation des Arméniens était liée à la guerre et consécutive de la collaboration dont ces derniers s’étaient rendus coupables, point final. »
Or ce livre est l’histoire d’un dessillement. A la suite de toute une série d’étapes qui sont reconstituées avec une rare honnêteté, Hasan Cemal en vient à avoir progressivement des doutes quant à la version officielle et à reprendre l’enquête pour son propre compte afin de tenter de connaître la vérité. Ce sont de multiples lectures et la fréquentation d’amis comme l’écrivain Orhan Pamuck et surtout le journaliste Hrant Dink – grande figure de l’intelligentsia turque, condamné pour avoir évoqué le génocide et assassiné en 2007 par un nationaliste – qui lui ouvriront peu à peu les yeux.
L’un des moments les plus marquants de ce cheminement intellectuel exceptionnel est le voyage qu’Hasan Cemal décide d’effectuer en 2008 au Mémorial du génocide arménien d’Erevan, en particulier pour honorer la mémoire de son ami assassiné. Il y prend toute la mesure des crimes commis et de la souffrance des Arméniens et, en signe de réconciliation, accepte de rencontrer le petit-fils de l’un des hommes qui avait participé à l’assassinat de son grand-père.
Récit d’un désaveuglement, ce livre montre comment une représentation déniée en vient progressivement à se frayer un chemin jusqu’à la conscience. Revenant sur un article écrit un quart de siècle auparavant à propos d’un attentat meurtrier commis par l’ASALA à Orly, Cemal remarque qu’il recourt à l’époque au terme de « terrorisme arménien » « sans juger bon de contextualiser l’information, ni de faire le lien avec la question arménienne ». Mais la vérité a déjà commencé à se faire jour en lui. La même année il utilise le mot de « génocide » dans l’expression « prétendu génocide », permettant à son insu à l’idée inadmissible, au moment même où elle est réfutée, de commencer à se constituer.
Il faudra encore du temps à Hasan Cemal avant d’employer le mot sans l’accompagner de réserves. En 2011, quelques heures avant une conférence prononcée à l’université de Californie, alors qu’il sait que les Arméniens présents dans la salle attendent de voir comment s’exprimera le petit-fils de Djemal Pacha, il l’écrit à plusieurs reprises en préparant son discours pour le rayer aussitôt, tente en vain de recourir à des termes de substitution, puis finit, au terme de ce cheminement de plusieurs décennies, se réconciliant avec lui-même, par le prononcer en public.
Pierre Bayard