Couv-Jacoby

Mémoires d’Aravaipa

02.06.2015 Pierre Benetti Essai imprimer l'article

Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, de Karl Jacoby. Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton. Editions Anarcharsis, 2013

 

« Comme nous étions là [au canyon d’Aravaipa], l’oncle de mon mari est tombé malade au campement. Alors mon mari a dit : « Transportons-le à un kilomètre en aval de la vallée, au campement d’un grand homme de médecine nommé ni ba be je ji et chantons pour lui. » C’est ce qu’ils firent et ils chantèrent pour lui là-bas, toute la nuit, quasiment jusqu’à l’aube. A l’aube, des Mexicains sont apparus au sommet d’une colline qui surplombait nos campements. Après on a entendu un coup de feu. Et puis il y a eu plein de Mexicains, de se kine [Tohono O’odham] et d’Américains tout autour de nous. Ils doivent avoir tué près d’un millier des nôtres, je pense. Seuls quelques-uns d’entre nous ont pu s’enfuir dans les montagnes. »

La femme qui parle raconte ce qu’on nomme depuis « le massacre de Camp Grant », commis au petit matin du 30 avril 1871 dans l’actuel Arizona (Etats-Unis) et que Karl Jacoby, qui enseigne l’histoire à l’université Columbia de New York, non seulement reconstitue le plus finement possible, mais replace dans la mémoire de ses différents protagonistes. L’histoire de ce massacre, dont la majeure partie des victimes furent des femmes et des enfants apaches endormis, est en fait celle des interactions entre les quatre communautés installées dans les territoires frontaliers du canyon d’Aravaipa, à une époque où se dessinent les frontières des Etats actuels : les Nnee (Amérindiens appelés « Apaches » par les Anglais et les Espagnols), les O’odham (Amérindiens voisins des Nnee), les Mexicano-Américains (héritiers des conquérants espagnols) et les Anglo-Américains (derniers colonisateurs qui emporteront la bataille de la frontière). Quatre groupes dont chacun a une expérience particulière de la violence ; quatre mémoires qui écrivent quatre scénarios d’un même événement, dont Karl Jacoby pénètre les différentes couches de faits et de sens au seul moyen de l’archive, montrant qu’il est toujours possible de faire de l’histoire quand bien même elle concerne des sociétés dites orales comme les Apaches. Chez elles aussi existe le conflit autour du sens à donner aux événements violents ; chez elles aussi se pose la question de la manière de faire une histoire qui rappelle le souvenir des morts tout en assurant la paix des vivants. Chroniques mémorielles gravées sur des bâtons calendaires, rapports de missionnaires, récits de famille, chansons, récits oraux et articles de presse constituent les sources de ce livre dont la construction elle-même rend compte – en leur rendant hommage – des récits qu’un historien a la capacité de reconstituer sans les prétendre exhaustifs. Ces « versions d’une histoire » ne sont pas ici concurrentielles: elles visent d’abord à mieux décrire la réalité d’un fait et à exhumer un passé – essentiellement celui des victimes Nnee – qui a disparu du fait de ne pas avoir été écrit sous le même registre d’énonciation que le passé américain ou mexicain.

La métaphore du palimpseste revient constamment sous la plume de Jacoby : pour désigner l’événement – fait de plusieurs histoires, elles-mêmes incomplètes tant il manque certaines traces – comme le lieu du massacre – aujourd’hui déserté de toute présence humaine, mais dont la mémoire reste discrètement cultivée par les descendants apaches. Penser la réalité comme un artefact conservant des formes d’expression sous son texte principal permet d’une part de rappeler les dimensions locales d’un tel événement : la question de la délimitation de la frontière entre Américains et Mexicains, ou celle des concurrences entre groupes amérindiens, a sans doute eu autant d’importance dans les enjeux du massacre qu’une volonté d’éliminer une population. D’autre part, cette métaphore permet également de rappeler l’impact du processus narratif qui accompagne toute domination politique et sociale, et en l’occurrence d’opposer un contre-récit à la domination coloniale. A la fin du XIXe siècle, explique Jacoby, les massacres pouvaient être considérés comme « un des aspects habituels de la frontière occidentale », sauf s’agissant des tueries commises par des Apaches sur des Américains, relatées dans la presse et dont la violence put être reconnue et la mémoire honorée. « Nous ne pouvons nous contenter d’un seul de ces récits sans avoir recours à une autre forme de violence historique, écrit encore Jacoby : la suppression des multiples lectures du passé. » La réflexion historiographique qui se dégage de son livre a le mérite de rappeler que « réduire toutes les histoires concernant le Massacre de Camp Grant à un récit de génocide seul – des « actes commis dans l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux » selon les termes de la convention des Nations unies de 1948 sur le génocide – comporte ses propres risques. Non pas parce que ce genre d’entreprise ne rend pas compte de la violence dirigée contre les Apaches, mais parce qu’il risque de réduire l’histoire du Massacre de Camp Grant à un récit exclusivement centré sur les agissements et les motivations des responsables de l’événement. »

 Pierre Benetti